LA TURQUIE

ET LES CHYPRIOTES TURCS


Le fond du problème

A la conférence qui s’était tenu à Londres en janvier 1964, le Ministre turc des Affaires Etrangères alors en fonctions révéla que la Turquie avait des droits sur Chypre parce que Chypre était pour elle d’une grande importance stratégique. II décrivit d île comme étant géographiquement « le prolongement de la péninsule anatolienne, constituant une base commode contrôlant toute la Méditerranée orientale » et aussi comme « une assise solide, à l’arrière du système défensif de la Turquie ». II concluait que Chypre était, pour toutes ces raisons, « d’une importance vitale pour la Turquie, non seulement à cause de la présence d’une communauté turque dans l île, mais aussi en raison de sa situation géostratégique ».

Cette déclaration révèle le véritable objectif de toute la politique turque à l’égard de Chypre. Elle a été faite par un membre du Gouvernement d’un Etat qui, quatre ans auparavant seulement, s’était engagé par traité à maintenir l’intégrité territoriale et l’indépendance de Chypre et à s’opposer à toute tentative de partition ou d’annexion de l’île, sous quelques circonstances que ce fût. Les événements qui s’ensuivirent montrèrent que la Turquie n’avait jamais eu réellement l’intention de tenir cet engagement dont elle entendait en fait se libérer le plus rapidement possible.

En juillet 1974, la Turquie envahissait Chypre. Ses troupes occupèrent 37% du territoire chypriote, expulsèrent la population chypriote grecque qui y résidait et rassemblèrent tous les Chypriotes turcs (environ 18% de la population globale de l'île) dans la partie nord occupée du pays. Neuf ans plus tard, le 15 novembre 1983, la prétendue « République Turque du Nord  de Chypre » était proclamée. Le plan à long terme de la Turquie, patiemment ourdi et appliqué impitoyablement, avait été au moins partiellement réalisé. II se peut que son but final soit la domination éventuelle de Chypre tout entière.

Les ambitions que la Turquie nourrit depuis longtemps à l’égard de Chypre, un expansionnisme territorial à l'ancienne mode, ont trouvé leur plus claire expression dans la bouche de l’ancien Ministre des Affaires Etrangères turc, le défunt Turan Gunès. Dans le discours qu’il prononça le 20 juillet 1980 à l’occasion du sixième anniversaire de l’invasion de Chypre par la Turquie, il déclarait :

« Chypre est aussi précieuse qu’un bras droit pour un pays concerné par sa propre défense ou ses propres desseins expansionnistes... » .

 

Les termes dans lesquels s’exprimait M. Gunès montrent, on ne peut plus clairement que l’intérêt que la Turquie prenait au bien des Chypriotes grecs ou turcs n’avait aucune part dans ses pensées. Le prétexte de la nécessité de défense donné par la Turquie est insoutenable : un pays aussi puissant et aussi bien armé que l’est la Turquie, avec une population de quelque quarante millions d’habitants n’a aucunement besoin de se défendre d’un pays voisin qui se trouve être une île d’un demi - million d’habitants. « Les desseins expansionnistes » dont parlait M. Gunès ont toujours été la source véritable de l’intérêt de la Turquie pour Chypre.

Aux yeux de nombreux observateurs extérieurs, le problème de Chypre a paru être celui de deux groupes ethniques en conflit dans leur propre pays. S’il en était ainsi, ce serait un problème que les Chypriotes grecs et turcs pourraient résoudre entre eux. II n’est presque pas de pays au monde qui n’ait affaire à des minorités ethniques ; il s’ensuit inévitablement des frictions et des différends de quelque sorte. A l’intérieur de la République de Chypre, ces différends auraient pu être éventuellement réglées s’il n’en était de la présence d’un pays voisin particulièrement ambitieux et porté sur l’agrandissement territorial. La Turquie, indifférente à l’identité chypriote des Chypriotes turcs, les a utilisés dans son propre intérêt en aggravant soigneusement toute source de friction entre eux et les Chypriotes grecs.

Cette politique, qui est une tactique bien connue des politiciens sans scrupules, a été utilisée à maintes reprises dans l’histoire ; l’usage qu’il en a été fait à Chypre a été récemment mis en lumière par certains Chypriotes turcs eux-mêmes au parler un peu trop franc.

En 1974, la Turquie déclara que ses troupes envahissaient Chypre dans le seul but de restaurer l’ordre constitutionnel après le coup d’état sans lendemain qui avait tenté de renverser le Gouvernement de l’île. L’invasion, qu’Ankara présentait à l’époque comme une opération de pacification s’accompagna de violations massives des droits de l’homme, dont des exécutions en masse, des viols, de mauvais traitements infligés aux prisonniers. La population chypriote grecque fut évincée de plus d’un tiers du pays et l’armée turque traça ce qu’elle nomma la « ligne Attila » d’un bout à l’autre de la partie nord de l’île.

 

Les droits de la minorité

Le régime instauré par le coup d’état monté contre le Gouvernement de la République de Chypre s’écroula au bout de peu de jours. L’armée turque, cependant, resta sur place et n’a depuis lors jamais quitté le territoire saisi en 1974 qu’elle occupe d’une main ferme. Mais à présent la justification donnée par Ankara à l’invasion a changé. L’armée turque est là, déclare le Gouvernement turc, pour protéger la communauté chypriote turque de l’île.

Cela peut paraître crédible et même louable. Nombreux sont ceux qui sont prêts à épouser la cause des minorités et ils ont parfaitement raison de le faire quand il y a véritablement oppression. Mais là, il est clair que la Turquie a du mal à faire passer les Chypriotes turcs pour une minorité opprimée ; un grand pays qui en envahit un petit sans défense et expulse près de la moitié de ses habitants de leurs foyers, ne peut que s’efforcer de trouver la justification la plus morale possible à son acte. L’image que donne la Turquie, cependant, est erronée. Car, au sein de la République de Chypre, les Chypriotes turcs ont toujours joui de la garantie d’une pleine autonomie culturelle et religieuse. Une représentation politique renforcée pour la minorité chypriote turque est garantie par les articles de base de la constitution chypriote. De plus, le Gouvernement de Chypre a présent accepté le principe d’une constitution fédérale instituant un état dans lequel les Chypriotes turcs constitueraient l’une des deux ailes de la fédération et auraient leur propre région à administrer. Le Gouvernement chypriote a même offert des avantages économiques spéciaux pour cette région. II s’est aussi offert à éloigner tout sujet de crainte possible pour les Chypriotes turcs, inquiets pour leur sécurité, en proposant d’abolir la Garde Nationale (qui n’est du reste qu’une force réduite et sans armement lourd), démilitariser la République de Chypre et mettre la police chypriote sous le contrôle d’officiers des Nations Unies. Les conditions demandées par le Gouvernement de Chypre se réduisaient à trois : le retrait des troupes d’occupation, la réunification de Chypre et l’attribution de droits égaux à tous les Chypriotes quels qu’ils soient, grecs ou turcs.

« La République Turque du Nord de Chypre » a été déclarée au nom des Chypriotes turcs. Pourquoi, pourrait-on se demander, souhaiteraient-ils la sécession quand la constitution de leur pays leur accorde des droits et des privilèges beaucoup plus généreux que ceux dont jouissent ordinairement les minorités ? Souhaitent-ils réellement devenir une province lointaine de la Turquie, un pays où le niveau de vie et d’éducation est considérablement plus bas qu’à Chypre ? La réponse à cela est double : d’abord, le peuple de « l’état » auto - déclaré de M. Denktash, le dirigeant chypriote turc, n’est pas simplement la population chypriote turque du pays, ensuite, le contrôle rigoureux d’Ankara auquel la société chypriote turque a été assujettie depuis de nombreuses années rend difficile et même dangereuse pour les Chypriotes turcs toute opposition à la volonté de la Turquie.

 

Présence de colons dans la région occupée

Le premier de ces deux facteurs, soit, la composition de la population actuelle de la région occupée, est révélateur du mépris dans lequel le Gouvernement d’Ankara tient les Chypriotes turcs, se servant d’eux comme de pions dans son jeu d’agression. En plus des 40.000 soldats du contingent turc stationné en région occupée depuis l’invasion, la Turquie s’est empressée, après 1974, d’implanter environ 50.000 Turcs d Anatolie parmi la population chypriote turque locale. Amenés à Chypre à titre de travailleurs agricoles devant travailler dans les fermes et les plantations d’agrumes qui appartiennent aux Chypriotes grecs expulsés, ces Turcs étaient en réalité sinistrement destinés à renforcer le nombre des Turcs à Chypre.

Ces colons ont éventuellement obtenu la pleine citoyenneté et se sont vu attribuer des propriétés appartenant aux Chypriotes grecs. Venant de la couche la moins instruite, la plus pauvre et la plus vulgaire de la société turque, ces colons importés sont devenus du jour au lendemain des propriétaires de domaines : le partage du butin grec, ainsi qu’il en est venu à être connu dans le Nord, était une occasion à ne pas manquer.

II y a eu diverses estimations du nombre de résidents vivant actuellement dans la partie occupée de Chypre et de la proportion de Turcs par rapport à la population chypriote turque. Ces estimations ne diffèrent guère les unes des autres et semblent toutes indiquer un pourcentage de 30% de colons turcs sur la population globale. Selon le dernier recensement officiel fait avant 1974, il y avait 104.000 Chypriotes turcs à Chypre. A tout bien calculer, ils pourraient être à présent dans les 120.000. Le nombre officiel donné par la partie occupée d’une population de 160.000 âmes montre bien l’importance de la présence de colons étrangers à l’île. Une dépêche de l’agence Reuter de Nicosie (1.2.1984) spécifiait que les Turcs qui s’étaient installés à Chypre depuis 1974 constituaient à présent environ un tiers de la population de la région occupée ; et le quotidien turc Gunaydin (3.3.1984) disait des colons :

« 45-50.000 n’est pas un nombre négligeable au sein de la population globale de 160.000 habitants de la République chypriote turque »

Cette importation massive d’une population non - chypriote n’a pas seulement soulevé les protestations du Gouvernement chypriote et n’a pas seulement été condamnée par les Nations

Unies en tant qu’acte politique visant à modifier l’équilibre démographique de Chypre, mais a fait aussi l’objet d’amers reproches de la part de nombreux Chypriotes turcs eux-mêmes. Le défunt Dr. Fazil Kuchuk, ancien vice-président de la République de Chypre, protesta en ces termes dans le quotidien chypriote turc Halkin Sesi du 25.5.1978.

« Le mélange de ces colons, qui ne possèdent aucune formation et n’ont aucune orientation, à la communauté chypriote turque si civilisée, est la cause principale de la situation pénible actuelle. Nous demandons au Gouvernement Ecevit de ne pas faire de cette île un tombeau ».

Le mépris manifeste des colons à l’égard de l’identité chypriote des Chypriotes turcs a récemment inquiété certains journalistes turcs qui en ont fait le sujet de l’article déjà cité du Gunaydin :

« Peu de temps après l’opération de pacification un courant d’émigration s est établi de Turquie à Chypre... Environ 45.000 Turcs de Turquie, venant de l intérieur de l’Anatolie, du sud-est de la Turquie, vinrent s’installer dans l’île. Naturellement, ces individus ont amené avec eux quantité des mauvais procédés qui existent en Turquie... En nombre d endroits, les cafés fréquentés par les Turcs font l objet d une ségrégation. S il y a deux cafés dans un village, l’un est fréquenté par les Turcs de Turquie et l autre, par les Chypriotes turcs ».

Quelques jours après la publication de cet article, M. Ali Birand écrivait dans le journal turc Milliyet (13.3.1984) un article réprouvant l’attitude des immigrants turcs, leur conseillant fortement de se montrer plus respectueux de la communauté chypriote turque, s’ils ne voulaient pas que la Turquie la perde, spirituellement parlant. II les prévenait qu’un comportement arrogant, de la part, tant de l’immigrant que du touriste turc, pouvait nuire à la position de la Turquie à Chypre. Cependant, M. Birand semble avoir été plus mû par des considérations politiques que par une réelle sollicitude à l’égard des Chypriotes turcs, car il commence par rappeler à ses lecteurs :

« Il est un point que nous ne devons jamais oublier, c est que l intervention de la Turquie à Chypre n â pas eu lieu uniquement pour ales beaux yeux de la communauté chypriote turque. Si la Turquie est intervenue, c’est aussi qu’elle était poussée par la considération de ses propres intérêts stratégiques ».

Mr Birand se mit en devoir de décrire le type de comportement à éviter :

« Si un Chypriote turc refuse de faire une remise sur les achats que lui fait un Turc ce dernier réponde Nous vous avons sauvés et vous refusez de nous faire une réduction de 500 livres turques ! Et les touristes turcs rudoient les serveurs et les chauffeurs de taxis en leur disant : Vous n avez pas honte nous qui vous avons sauvés ! »

Que de tels mots de réprimande soient jugés opportuns par ce journaliste connu est certainement révélateur du degré de mécontentement et de ressentiment éprouvés par les Chypriotes turcs à l’égard de leurs sauveurs.

 

La domination d’Ankara

Le second facteur qui jette des doutes sérieux sur la véracité de l’assertion présentant le séparatisme comme le voeu spontané des Chypriotes turcs est la domination qu’exerce depuis longtemps Ankara sur les Chypriotes turcs. Cette domination était en fait effective dès avant 1974 et M. Ozker Ozgur, dirigeant du Parti Républicain turc (un parti chypriote turc) a révélé qu’elle avait eu une influence dominante sur la vie chypriote turque. M. Ozgur s’est fortement élevé contre cette manipulation de la communauté chypriote turque par Ankara, à la fois avant et après la tentative de sécession. Dans un article du Yeniduzen (8.11.1983) il révélait l’existence du BEY, une force dirigeante composée de trois éléments. Le mot BEY, disait M. Ozgur, est un acronyme qui recouvre les trois éléments suivants : M. Denktash lui-même, l’organisation connue sous le nom de TMT et l’envoyé turc. (Le second de ces éléments, le TMT, est une organisation terroriste secrète montée par M. Denktash en 1958, dont la direction et le contrôle furent bientôt pris en mains par des officiers de l’armée turque. Le TMT avait pour objectifs principaux d’empêcher toute coopération entre Chypriotes grecs et turcs et de promouvoir la partition de l’île). Bien que des organes nominaux de gouvernement, disait M. Ozgur, aient été établis en 1974,

« le peuple sait parfaitement que les forces de Police ne dépendent pas du pouvoir exécutif ; que les forces de Sécurité ne dépendent pas du Ministère de la Défense ; que les services de la radio et de la télévision ne sont pas autonomes et qu’un conseiller de l’Ambassade turque participe aux réunions du Conseil des Ministres ».

Depuis l’occupation, la Turquie tient directement et complètement sous son autorité les Chypriotes turcs. La présence de 40.000 soldats et d’environ 50.000 colons et la surveillance constante des travaux du « Gouvernement » par l’Envoyé turc signifient que « l’indépendance » des Chypriotes turcs n’est plus qu’une illusion. M. Denktash appuie sa position sur une stricte adhérence à la politique d’Ankara. M. Ozgur l’avait déjà précédemment critiqué (yeniduzen, 5.10.1982) pour avoir dit :

« Que je le croie ou non, que je le trouve juste ou pas, je fais ce que dit la Turquie ».

 

 

Les colons soutiennent M. Denktash

Les colons sont devenus un facteur important du contrôle exercé par la Turquie dans la partie occupée de Chypre et constituent un soutien solide pour M. Denktash et son Parti d’Unité Nationale. Juste avant les élections de 1980, le journal chypriote turc Soz (16.4.1980) se plaignait que M. Denktash se servait illégalement de la force numérique que représentaient les Turcs du continent pour l’emporter aux élections :

« Le Parti d’Unité Nationale au pouvoir, afin de s assurer l avantage aux élections, a entrepris de délivrer illégalement des cartes de citoyenneté aux citoyens de la République turque qui sont venus à Chypre à titre de travailleurs agricoles... Des fonctionnaires employés au Ministère visitent chaque famille et délivrent des cartes de citoyenneté ».

Soz poursuivait en évaluant le profit que M. Denktash avait tiré de cette généreuse distribution de droits électoraux. Le journal déclarait qu’aux élections de 1976, les voix des colons représentaient 25% du nombre total des votes et que les 23% du scrutin représentaient les voix des colons en faveur de M. Denktash et de son Parti d’Unité Nationale. Comme M. Denktash avait obtenu seulement 53% des voix, il est clair, disait l’article, qu’il n’aurait pas été élu sans le soutien massif des « colons ». Soz concluait :

« En fait, cet incident qui est à présent mis à découvert, est particulièrement malhonnête et sans doute rare dans le monde ».

Depuis la déclaration illégale d’indépendance dans la partie occupée de Chypre, M. Denktash a brûlé les étapes dans son escalade vers la séparation et la consolidation des murs de la partition. Dans ce but, le premier pas était de rester au pouvoir, ce en quoi il a été considérablement aidé par la déclaration « d’indépendance » même.

Comme la « constitution » existante ne permet pas la réélection de M. Denktash pour un troisième mandat, la seule issue possible permettant à M. Denktash de sauver ses ambitions politiques en matière de séparatisme se trouve entre les mains de la nouvelle Assemblée Constituante. Ce corps politique a été institué via la déclaration d’indépendance et comprend un fort pourcentage de membres nommés par M. Denktash lui-même. L’Assemblée prépare soi-disant une nouvelle constitution qui prévoira très commodément la réélection de M. Denktash.

Entre-temps, des accusations portant sur les manipulations du processus politique dans la région occupée, mettant à nouveau principalement en cause les colons turcs, ont paru dans la presse chypriote turque. Le journal Veniduzen (10.2.84) dans un article qui rappelle de façon saisissante celui que nous avons déjà cité concernant les précédentes élections, déclarait qu’environ 7.000 nouveaux colons se verraient accorder des cartes de citoyenneté de « la République Turque du Nord de Chypre » et que la citoyenneté était même accordée aux Turcs du continent venu visité la région occupée. Cette mesure avait pour but, selon le journal, de renforcer aux racines le soutien au « Parti de la Renaissance ».

Bien qu’ils aient toujours naturellement gravité autour de M. Denktash, les colons s’étaient d’abord constitués en deux partis, soutenant l’un et l’autre ale Parti d’Unité Nationale au pouvoir.

Cependant, même une division de cet ordre a récemment paru aux autorités turques présenter quelque danger. L’Envoyé turc, M. Inal Batu, est parvenu par ses efforts à obtenir la dissolution des deux partis de colons et leur unification au sein d’un nouveau parti dirigé par Aytac Besesler, officier en retraite de l’armée turque. Selon une dépêche Reuter de Nicosie en date du 1.2.1984 :

« Les immigrants turcs qui se sont installés dans le secteur turc de Chypre après Que les troupes turques aient envahi l’île en 1974 ont formé un nouveau parti politique qui s’est engagé à soutenir le dirigeant chypriote turc, M. Denktash.

Les dirigeants du "Parti de la Renaissance" qui succède aux deux groupements immigrants dissous le mois dernier ont annoncés dans la soirée d hier la formation du nouveau parti, déclarant Qu’il représentait une plus forte identité politique parmi les immigrants ».

Le jour suivant (2.2.1984) l’hebdomadaire turc chypriote Ortam mentionnait aussi la formation du nouveau parti, « Yeni Dogus Partisi » (traduisible soit par Parti de l’Aube Nouvelle ou Parti de la Nouvelle Naissance, Parti de la Renaissance) et déclarait que l’Envoyé turc avait été la force principale qui avait présidé à l’unification des deux précédents partis. Cette manoeuvre fut amèrement critiquée par un bon nombre de dirigeants politiques chypriotes turcs qui voyaient en cela un tour de passe-passe destiné à prévenir toute opposition de fait au Parti d’Unité Nationale au pouvoir, qui est le parti de M. Denktash.

Mr Ozker Ozgur, dirigeant du Parti Républicain turc, demandait : « Sommes-nous un protectorat Si vous demandez à M. Denktash, nous sommes un protectorat de la Turquie. Si vous nous le demandez à nous, nous sommes une partie inséparable d’une Chypre indépendante et non - alignée ». Dans un article paru dans le Yeniduzen du 2.2.1984, le jour où la constitution du nouveau parti avait été annoncée, il déclarait :

« La Turquie ne reconnais pas la constitution et ne respecte pas la légalité. Puisqu’ils nous ont « sauvés », les Turcs croient qu’ils sont les seuls à savoir comment nous devons organiser notre gouvernement ou qui doit diriger nos partis. Si quelqu’un ose critiquer de tels actes, il est immédiatement marqué comme étant « contre la Mère Patrie » ».

Mr Ozgur rappelait que la même tactique avait été utilisée en 1981, quana le Ministère des Affaires Etrangères turc était intervenu pour prévenir une tentative de coalition des partis d’opposition qui aurait probablement détrôné M. Denktash.

 

Interdiction de critiquer

La réaction de défense du dirigeant chypriote turc devant un article paru dans le New Statesman (27.1.84) a été particulièrement révélatrice de sa position : l’étroite dépendance dans laquelle il se trouve vis-à-vis de la Turquie ne lui permet de Souffrir aucune critique de son régime, que ce soit de la part de ses compatriotes ou de source étrangère.

L’article était écrit par M. Christopher Price qui, jusqu’aux dernières élections en Grande - Bretagne, était membre du Parlement pour Lewisham et qui s’occupe depuis longtemps des affaires chypriotes. M. Price avait visité la région occupée peu après la tentative de sécession et faisait le récit de ce qu’il avait vu et entendu. II mentionnait deux très fortes raisons justifiant l’opportunité de la tentative de sécession et suspectait les moyens utilisés pour obtenir l’approbation de l’Assemblée chypriote turque :

« Rauf Denktash, le nouveau Président auto - nommé de la République Turque du Nord de Chypre a certainement fait bon usage des avantages de sa fonction. Il a une mercédès neuve avec des plaques spéciales dorées, comme tous ses Ministres, portant des numéros d immatriculation à partir de 001. Cela fait partie de la technique lui permettant de tenir sous son contrôle personnel son microscopique mini - état (175.000 habitants. De nombreux autres petits profits, cadeaux, parts de bénéfices (y compris des parts de Polly Peck) sont distribués aux hauts fonctionnaires en échange de leur loyauté féodale. Manifestement il s'amuse beaucoup.

Sa déclaration unilatérale d indépendance de novembre dernier avait été brillamment programmée (le nouveau gouvernement turc n’était pas encore tout à fait en place, mais l’aide américaine avait été accordée et avait été encore plus brillamment tenue secrète du reste du monde...

...Aux dernières élections législatives, Denktash en fait n avait pas la majorité dans son propre Parlement. Seules une intervention massive de la Turquie et quelques défections suspectes permirent à Denktash de garder le contrôle de la situation. Il était bien connu que les deux partis de gauche dirigés par MM. Durduran et Ozgur étaient fermement opposés à la déclaration unilatérale d’indépendance ; pourtant le 15 novembre, ils votaient en sa faveur.

Pourquoi ? M. Durduran, gêné par la présence d autres personnes, me dit simplement qu’on lui avait laissé moins de douze heures pour prendre sa décision et qu’il lui semblait qu’il avait mieux en tout cas faire preuve de solidarité. M. Ozgur s exprima un peu plus clairement. L’avion avait déjà décollé, me dit-il, et on se fait mal si on saute de l’avion en plein vol. Des rumeurs ont circulé selon lesquelles leur vie était à tous deux menacée ils refusaient de soutenir la déclaration unilatérale d’indépendance....

..Bien qu’il ait fait une déclaration demandant aux deux parties concernées de s’abstenir de toute provocation, M. Denktash est prêt à admettre qu’il a l’intention de s’acheminer rapidement vers la séparation totale en délivrant ses propres passeports et en mettant en circulation ses propres billets de banque. II avoue aussi que sa récente proposition de mesures intérimaires n’est en substance qu’une opération « relations publiques ». Bien qu’elles incluent quelques suggestions intéressantes (telles que la fondation d’une université bi - communale ouverte aux deux côtés), rien ne montre que Denkfash désire davantage aujourd’hui une solution réaliste et finale qu’il l’ait précédemment désiré ».

La première réaction de M. Denktash à cet article a été de déclarer que, si M. Price voulait de nouveau passer en République Turque du Nord de Chypre, il serait arrêté. Le journal chypriote turc Bozkurt (6.2.1984) a rapporté que M. Denktash avait exigé de M. Price qu’il rétracte ses mensonges. De manière encore plus significative, le journal disait que M. Denktash conseillait fortement aux Chypriotes turcs de veiller à ne pas ouvrir leur coeur aux journalistes étrangers et à ne jamais critiquer la Turquie, car cela nuirait aux relations entre la Mère Patrie et sa Fille. II qualifia Christopher Price de propagandiste vendu à la cause des Chypriotes grecs et demanda à Ozgur et Durduran de démentir ce que Price avait dit d’eux.

 

A l’ombre des fusils

Non seulement M. Ozgur n’en fit rien, mais il déclara que M. Denktash voulait concentrer tous les pouvoirs entre ses mains. M. Durduran, lui, voulut bien déclarer qu’il n’avait pas dit ce que M. Price avait rapporté à son sujet. Un membre de l’administration Denktash avait assisté à l’entrevue, signala-t-il, et il était sûr que ce dernier avait rapporté à ses supérieurs ce qui avait été dit durant l’entretien. Mais Denktash, soutenait-il, avait créé un climat tel dans les régions occupées qu’il pouvait facilement donner à penser à l’opinion publique mondiale que les deux dirigeants politiques avaient été bel et bien menacés. Les personnes responsables d’avoir créé une telle atmosphère étaient celles qui, sur un coup de tête, avaient aboli la constitution, avaient dissous des partis pour en créer de nouveaux ou imposer de nouveaux dirigeants aux partis. (Bozgurt, 7.2.1984).

Bekir Azgi qui écrit dans Soz (8.2.1984) donna à l’affaire une certaine perspective. Durduran et Ozgur, signala-t-il, n’avaient pas dit à Price que leur vie avait été menacée et Price n’avait pas dit cela dans son article. II avait dit qu’il y avait eu des rumeurs à ce sujet. Cela, soutenait Azgin, était incontestable.

II y avait eu beaucoup de rumeurs, continuait-il, selon lesquelles les signatures pour la sécession auraient été données à l’ombre des fusils. On ne pouvait savoir ce que les deux chefs de partis avaient dit à Price, mais :

« Ce qu’il avait rapporté était ce que Durduran et Ozgur voulaient vraiment dire, car ils avaient tous deux déclaré auparavant qu’ils ne soutiendraient la sécession au contrecoeur ».

 

 

Quelques commentaires en guise de conclusion

L’annonce d’une République Turque du Nord de Chypre surprit considérablement le monde ; cependant, avant même 1983, M. Denktash avait à plusieurs reprises menacées de sécession. C’était son atout, qu’il pouvait jouer à n’importe quel moment, sous le couvert sûr de la puissance de l’armée turque. La possession de cet atout lui permettait, tout en prétendant faire preuve de la meilleure volonté de négocier, de dédaigner les propositions les mieux étudiées du Gouvernement de Chypre comme du Secrétaire Général des Nations Unies.

Déjà en 1975, M. Denktash nommait la région occupée du nom d’Etat Fédéré Turc de Chypre. Bien que cette appellation n’ait jamais été reconnue par la communauté internationale, elle rassurait plus ou moins le monde extérieur en donnant l’impression que M. Denktash considérait toujours la région occupée comme une partie de la République de Chypre. La Turquie, malgré son écrasant présence militaire, parvenait toujours à garder en apparence une attitude de détachement bienveillant pour convaincre le reste du monde que les Chypriotes turcs étaient toujours maîtres de leur propre sort.

Au moment où la déclaration illégale d’indépendance fut annoncée, le représentant spécial du Secrétaire Général des Nations Unies venait d’arriver à Chypre avec de nouvelles propositions en vue d’un règlement du problème de Chypre. Mais M. Denktash ne pouvait attendre.

Avec un dédain caractéristique des résolutions répétées de tous les organismes internationaux, dont l’Assemblée Générale des Nations Unies, le Conseil de Sécurité des Nations Unies, le Conseil de l’Europe et les chefs de gouvernement des pays du Commonwealth et avec un mépris total du représentant spécial du Secrétaire Général, il fit part au monde de sa volonté de démembrer un état indépendant, souverain et internationalisent reconnu.

Cette tentative illégale de sécession a, depuis, été vigoureusement condamnée par tous les organismes internationaux mentionnés ci-dessus qui ont demandé son annulation. Les gouvernements des pays de l’Est et de l’Ouest et ceux du mouvement des pays non-alignés ont tous exprimé leur complète désapprobation de la déclaration de M. Denktash et aucun n’a reconnu l’état auto - déclaré, si ce n’est la Turquie elle - même. Malgré toute l’apparence et toutes les prestigieuses marques du pouvoir, M. Denktash reste un personnage pitoyable et solitaire sur la scène internationale. II guette anxieusement une voix, ne serait ce qu’une seule, autre que celle de la Turquie, qui lui soit indulgente. Seule son ambitieuse et abusive Mère - Patrie approuve ce qu’il a fait.

Mais, entre-temps, les murs de la partition se consolident de jour en jour, un tiers de la population chypriote est toujours réfugié dans son propre pays, et, ce qui est le pire de tout, le temps donne l’illusion d’une situation normale. La communauté internationale peut oublier, d’autant plus facilement que les Chypriotes n’ont jamais soutenu leur cause par des actes de terrorisme et n’ont jamais voulu agir ainsi. II en est comme il doit en être : les Chypriotes en eux-mêmes souhaitent de tout leur coeur une solution pacifique et juste et attendent tout du lent processus de la justice internationale. La condamnation de la violation de leur Etat qui a été exprimée par tous les gouvernements est une profonde source d’encouragement pour le peuple de la République de Chypre.

Mais la Turquie est un pays fort et puissant, d’une grande importance stratégique. Peu d’états semblent prêts à mettre en danger leurs relations avec elle en contestant trop violemment sa politique ou en lui retirant l’énorme aide militaire et économique qu’elle reçoit. Cependant, si le monde extérieur doit contribuer à trouver une solution au problème de Chypre, il se doit de poser le problème tel qu’il est : à savoir qu’il s’agit d’une agression de Chypre par la Turquie dans la poursuite de ses visées expansionnistes, avec manipulation de la communauté chypriote turque, présentée comme une minorité à protéger, justifiant son intervention pour une bonne cause.

 


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